12 mai 2011
Akio Matsumura
Cela fait 25 ans que le pire accident nucléaire de l’histoire a détruitla centrale de Tchernobyl, en Ukraine, et nous ne connaissons toujours pas exactement l’ampleur des dégâts sanitaires qu’on doit en attendre. Il faut absolument mettre en place un programme de recherche sérieux, qui permette à la fois d’améliorer nos capacités à réagir à un autre terrible accident et de compléter notre compréhension des effets à long-terme des faibles doses de radiation. (New York Times Editorial, May 9)
L’explosion de Tchernobyl et l’incendie qui s’en est suivi ont propagé des radionucléides dans tout l’ouest de l’Union soviétique et partout en Europe. La catastrophe a relâché plus de quatre cent fois la dose de matériaux radioactifs provenant de la bombe d’Hiroshima. Mon vieil ami Evgeny Velikhov, l’un des plus grands scientifiques soviétiques, supervisait la délégation responsable de l’enquête et du nettoyage post-catastrophe.
Au Forum mondial d’Oxford en 1988, Velikhov a parlé de cette enquête qu’il a menée personnellement et a bien fait comprendre aux participants l’ampleur de la catastrophe. Durant la même conférence, un scientifique américain bien connu, Carl Sagan, a exhorté les États-Unis et l’Union soviétique à réduire leur arsenal d’armes nucléaires. Carl a été plus loin, allant jusqu’à demander aux participants indiens et pakistanais pourquoi leur pays produisaient des armes nucléaires en secret. Les diplomates indiens et pakistanais ont tous deux nié que les pays aient un programme nucléaire et s’en sont tenus à la version officielle : leur pays construisait des centrales nucléaires destinées à la production pacifique d’énergie.
Dix ans plus tard, le 11 mai 1998, le gouvernement indien annonçait avoir procédé à trois essais nucléaires sur le site de Pokhran au Rajasthan. Le même mois, le 28 mai, le gouvernement pakistanais annonçait avoir procédé à cinq essais nucléaires. Ces actes militaires ont fragilisé l’équilibre géopolitique de la région Afghanistan-Pakistan-Inde et l’importance de cet équilibre au niveau international est évidente si l’on considère les guerres et luttes de pouvoir qui se jouent actuellement. Un peu plus loin, le monde regarde avec inquiétude vers l’Iran et son programme nucléaire qui pourrait déstabiliser la lutte, longue et violente, pour la sécurité des États au Moyen-Orient. De manière générale, les questions nucléaires et leurs liens avec le terrorisme dominent l’agenda de la sécurité internationale.
Même si la semaine dernière les Américains ont salué la mort d’Oussama Ben Laden, nous savons que sa mort est loin de marquer la fin d’Al-Qaeda et des autres réseaux terroristes. L’équilibre des pouvoirs continuera à s’articuler autour de la prolifération nucléaire. La question nucléaire peut certes entraîner toutes sortes de conséquences graves, mais elle commence toujours par la construction d’une centrale nucléaire.
En janvier 2007, je me suis rendu à Munich pour rencontrer mes amis Hans-Peter Durr et Claus Biegert. Hans-Peter est l’un des physiciens nucléaires les plus respectés au monde et l’ancien directeur du Max Planck Institute for Astrophysics, le célèbre organisme allemand, et Claus est le directeur du Nuclear-Free Future Award. Nous avons passé des heures à discuter d’énergie nucléaire dont Hans-Peter est un farouche adversaire. J’ai expliqué la position de certains éminents scientifiques de ma connaissance qui soutiennent l’énergie nucléaire comme une source d’énergie émettant peu de carbone. Hans-Peter est un homme passionné et patient : il a tenté très sérieusement d’expliquer les innombrables problèmes techniques inhérents au nucléaire, mais je crains que tout cela n’ait été trop compliqué pour le profane que je suis. J’étais du côté des scientifiques de l’environnement et de la planète, partant du principe que les centrales nucléaires disposent de multiples sauvegardes qui les protègent de l’erreur humaine et des catastrophes naturelles. Je reconnais ne pas avoir entièrement compris tous les problèmes techniques ni l’ampleur du désastre qu’Hans-Peter a essayé de souligner.
Le 11 mars [2011], un séisme de force 9 et le tsunami qui l’a suivi ont ravagé la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi au Japon. Cette catastrophe naturelle a désactivé les systèmes de refroidissement des réacteurs et provoqué des fuites de radioactivité. Une zone d’évacuation de 30km de diamètre autour de la centrale a été ensuite mise en place. Et le Japon est encore en train d’essayer de contrôler les dégâts. Ce jour-là, le mythe de la sûreté des centrales nucléaires a volé en éclats.
Récemment, le Premier ministre Kan a demandé à Chubu Electric Power de mettre à l’arrêt sa centrale d’Hamaoka, dans le centre du Japon, parce que des géologues avaient annoncé avec une probabilité de 80 pour cent qu’un autre séisme majeur se produirait dans la région dans les 30 prochaines années.
Ces nouvelles et tous ces incidents m’ont remis en mémoire ma conversation de Munich avec Hans-Peter. Il était catégorique dans son refus des centrales nucléaires parce qu’elles impliquent les risques suivants :
- Un plus grand nombre de nations possédant des armes nucléaires (risque croissant)
- Une prolifération pouvant mener à une attaque terroriste ou à des bombes sales (probable)
- Un risque de radiation dû à une mauvaise manœuvre ou à une catastrophe naturelle (ce qui s’est déjà passé)
- Les effets inconnus des barres de combustible hautement irradié pendant 20 000 ans (risque continuel)
Quand je considère ces quatre éléments et l’existence de 438 centrales dans le monde, la probabilité d’une catastrophe semble très proche de la certitude.
Nous continuons à construire des centrales nucléaires pour booster la production d’énergie et préserver la croissance économique. Aux États-Unis, 104 centrales nucléaires produisent 20 pour cent de l’électricité totale. Au Japon, 54 centrales nucléaires assurent 30 pour cent de toute la production électrique. Et la France tire 80 pour cent de son électricité du nucléaire. Il n’est peut-être pas possible à court terme de remplacer l’énergie nucléaire avec de nouvelles sources d’énergie propre sans ralentir la croissance. Cependant, si de nombreux pays construisent des centrales nucléaires pour satisfaire leurs besoins énergétiques, ils courent un risque encore plus grand qu’à Fukushima.
Nous avons compris qu’une simple erreur dans une seule des centaines de centrales nucléaires existantes provoquerait de terribles pertes humaines et environnementales pendant de longues années. Le prix à payer pour une guerre nucléaire ou une bombe sale est incalculable. Il ne nous faut pas oublier que notre technologie n’est rien devant la force de la nature. Le lien entre risques nucléaires, terrorisme et guerre incessante pourrait nous coûter en fin de compte bien plus que le développement de sources d’énergie alternatives.
Si nous regardons un peu plus loin, il faut nous demander comment nous allons pouvoir stocker sans danger ces barres de combustible irradié quand le plutonium qu’elles contiennent a une demi-vie de 24 000 ans, et comment nous indiquerons à nos descendants où nous les avons déposées. Quelles pyramides allons-nous pouvoir laisser derrière nous pour marquer les dépôts de déchets radioactifs à long terme ?
Si les poisons émanant de l’Âge de pierre affectent encore notre vie, les hommes de l’an 22 000 auront peut-être du mal à gérer les poisons de nos déchets nucléaires enterrés ici et là sur la planète. « Nous n’avions pas assez d’énergie » risque de ne pas être une explication suffisante de nos actions.
Cette question n’est pas du ressort des chefs politiques et elle nécessite une décision qui ne peut être prise rapidement. Le nucléaire est une question que toute personne se doit d’examiner avec soin, dans l’intérêt de nos descendants.