Quand la science n’est pas la bienvenue : Le Japon ignore l’appel du Rapporteur de l’ONU à mieux mesurer l’impact sanitaire de Fukushima

27 mars 2014

Akio Matsumura

« Pourquoi n’avons-nous pas d’analyses d’urine ? Pourquoi n’avons-nous pas d’analyses de sang ? Deux précautions valent mieux qu’une. »

Anand Grover, le Rapporteur spécial des Nations Unies qui s’est rendu à Fukushima en 2012, a rappelé à Tokyo ce mois-ci qu’une recherche adaptée sur Fukushima et son impact sur la santé continue à faire défaut.

Peu de temps après l’accident de Fukushima il y a trois ans, des médecins ont cherché dans toute la préfecture de Fukushima des kystes, des nodules et autres tumeurs qui n’y seraient pas habituellement et pourraient indiquer un cancer de la thyroïde, l’un des effets possibles des radiations. Le nombre de tumeurs découvertes par les médecins est alarmant mais aussi surprenant : normalement les cancers de la thyroïde ne devraient apparaître que cinq ans après l’exposition aux radiations.

Mais alors, que doivent faire les médecins et les responsables sanitaires japonais de cette information ?

Information et précaution, apparemment, ne sont pas les bienvenues au Japon. Le pays a l’intention de redémarrer ses réacteurs nucléaires et de laisser les réfugiés de Fukushima revenir dans les zones qui ont été évacuées. Toute étude indiquant que l’exposition aux radiations peut avoir des effets délétères ne peut qu’entraver ce mouvement vers le progrès économique.

Le Japon a donc pris des mesures subtiles pour freiner les preuves qui pourraient laisser penser que ces décisions n’ont pas vraiment à cœur les intérêts de ses citoyens. Le Japon peut entraver les études scientifiques permettant d’obtenir de nouvelles informations et de nouvelles preuves de deux façons : en mettant fin aux financements et en imposant une culture du secret faisant en sorte que les chercheurs hésitent à parler à la presse. Un article de David McNeill du 16 mars dans le New York Times expose bien cette manière de faire. Timothy Mosseau, chercheur à l’Université de Caroline du Nord, a trouvé la situation « difficile » lors des trois voyages qu’il a faits à Fukushima. Il a ainsi expliqué au Times :

« Il est assez clair qu’on a une sorte d’autocensure ou que les professeurs ont été prévenus par leurs supérieurs d’être très, très prudents. » La « censure la plus insidieuse », a-t-il ajouté, « est le manque de financement au niveau national pour mener ce genre d’études. Ils dépensent des milliers de milliards de yen pour déplacer la saleté et presque rien pour l’évaluation environnementale. »

Ken Buessler, un autre scientifique américain qui est allé plusieurs fois étudier la pollution marine au large du Japon, a parlé également avec le Times:

« Les chercheurs ont reçu l’ordre de ne pas parler à la presse, ou bien ils ne se sentent pas à l’aise pour parler à la presse sans permission, » a dit M.Buesseler. Vétéran de trois missions de recherche au Japon suite au séisme, il veut que les autorités consacrent davantage d’argent à essayer de déterminer les conséquences des émissions de césium et de strontium en provenance de Fukushima sur la chaîne alimentaire. « Pourquoi le gouvernement japonais ne finance t-il pas cette recherche puisque c’est lui qui a le plus à y gagner ? »

Si les chercheurs sont paralysés et étouffés au Japon même, une autre possibilité serait qu’un autre pays ou un organisme ayant suffisamment d’influence ou de pouvoir sur le gouvernement japonais réclame une évaluation efficace et indépendante des risques sanitaires de Fukushima pour le pays.

Tokyo va accueillir les Jeux Olympiques d’été de 2020. L’un des principaux soucis du Comité International Olympique (CIO) – la commission qui organise et supervise les Jeux – pour donner la préférence à Tokyo, était de savoir d’où en étaient Fukushima et tous ses problèmes incessants. Le Premier ministre japonais Shinzo Abe est intervenu personnellement et a assuré le président du CIO de l’époque, Jacques Rogge, que Fukushima était « en de bonnes mains ».

Comme l’a clairement indiqué le comité de rédaction du New York Times le 21 mars, l’état actuel du nettoyage est « lamentable » et de toute évidence pas en de bonnes mains. Les scientifiques, au Japon comme ailleurs, nous le disent, les expériences en cours ne sont pas suffisamment nombreuses pour nous donner une image précise de la situation environnementale, scientifique ou sanitaire au Japon, et encore moins des garanties de sécurité.

Au début de l’année, le docteur Helen Caldicott, a envoyé à Thomas Bach, l’actuel président du CIO (bio), une lettre soulignant huit sujets d’inquiétude concernant la santé des athlètes olympiques qui seront envoyés à Tokyo en 2020. Sa conclusion est la suivante:

« C’est donc pour ces raisons que je recommande fortement que vous exhortiez le Comité International Olympique à mettre en place une équipe d’experts en biomédecine pour une évaluation indépendante ; ceux-ci n’auraient aucun lien financier ou autre avec l’industrie nucléaire ou les organismes de réglementation et mèneraient une enquête diligente partout où cela est nécessaire pour déterminer l’ampleur des effets sanitaires dus aux isotopes radiogéniques, avant que les plans ambitieux envisagés pour les Jeux de Tokyo de 2020 ne soient trop avancés. Il est en outre impératif que l’équipe d’évaluation comprenne et fasse des rapports sur le périlleux état actuel des réacteurs et des bâtiments environnants, les problèmes de fuites d’eaux souterraines et les multiples cuves de stockage remplies de millions de gallons d’eau contaminée installées en surface sur le site.»

Le texte intégral de la lettre est imprimé ci-dessous et disponible en PDF.  Comme je l’ai déjà écrit, la meilleure façon de s’assurer que Fukushima ne soit pas une menace pour la sécurité des Jeux olympiques sera d’ajouter aux « bonnes mains » du Japon et du CIO celles d’experts scientifiques et d’ingénieurs internationaux. C’est cette concertation éclairée qui pourra évaluer la situation et confirmer que tout ce qui peut-être fait pour atténuer la menace de Fukushima a été identifié et que les mesures adéquates ont été prises en temps utile. Ce sera la médaille d’or la plus respectée de ces Jeux.

Voici la lettre du docteur Caldicott :

23 janvier 2014
Cher Monsieur,

Permettez-moi de vous écrire en tant que médecin et pédiatre connaissant bien les effets médicaux des radiations atomiques et des polluants radioactifs qui ont été relâchés dans l’environnement par les réacteurs nucléaires de la centrale dévastée de Fukushima Daiichi. (Mon CV se trouve à l’adresse suivante : helencaldicott.com)

Je suis profondément inquiète de la santé et du bien-être des athlètes qui se seront entraînés de façon intensive depuis si longtemps pour avoir le droit de participer aux Jeux olympiques de 2020 à Tokyo.

TEPCO a identifié plus de 60 variétés de polluants radioactifs produits par l’homme dans les échantillons d’eau contaminés qui sont collectés quotidiennement. Beaucoup de ces polluants, notamment les variétés radioactives du césium (Cs-137), du strontium (SR-90, et de l’iode (I-129), n’existaient pas dans notre environnement naturel avant l’invention de la fission nucléaire. Le niveau naturel de pollution de ces substances radioactives est donc nul. Mais une fois émises dans l’environnement, elles resteront potentiellement dangereuses pendant des siècles.

Ci-dessous la liste de mes inquiétudes :

1. Certaines parties de Tokyo sont contaminées par la radioactivité provenant des retombées de l’accident de Fukushima Daiichi d’il y a presque trois ans. Des échantillons récoltés au hasard dans les appartements, dans la mousse des toits et le sol des rues, ont été testés pour divers éléments radioactifs et se sont avérés hautement radioactifs. Les références peuvent être fournies sur demande. 

2. Cela signifie que les athlètes seront obligés d’inhaler ou d’ingérer de la poussière radioactive qui émet des rayons alpha, bêta et/ou gamma (comme les rayons-X)émanant de la contamination du sol et des rues.

3. Une grande partie de la nourriture vendue à Tokyo est contaminée par des polluants radioactifs, car, à l’instigation du gouvernement japonais, elle provient de la préfecture de Fukushima. (On ne peut pas goûter ni sentir les éléments radioactifs dans ce qu’on mange et la surveillance de chaque denrée à consommer n’est pas envisageable.

4. Une bonne partie des poissons pêchés sur la côte est du Japon sont chargés d’éléments radioactifs. De fait, certains sont assez lourdement contaminés. Le problème est permanent, car pendant près de trois ans, entre 300 et 400 tonnes d’eau radioactive se sont écoulées chaque jour de dessous les réacteurs endommagés dans l’océan pacifique.

5. Si les athlètes mangent des aliments contaminés par la radioactivité et boivent du thé ou d’autres boissons contaminées, certains d’entre eux ont toutes les chances de développer quelques années plus tard un cancer ou une leucémie. La période d’incubation de ces maladies varie entre cinq et quatre-vingts ans, selon les radionucléides en jeu et selon l’organe affecté.

6. Le gouvernement japonais incinère des déchets radioactifs et une partie des cendres ainsi obtenues sont jetées dans la Baie de Tokyo, là où les athlètes sont censés y faire de l’aviron et s’entraîner.

7. Une autre grand sujet d’inquiétude est le fait que d’ici 2020, il pourrait se produire de nouvelles émissions de polluants radioactifs dans les réacteurs de Fukushima Daiichi. Les bâtiments des unités 3 et 4 sont sévèrement endommagés depuis le séisme initial et les explosions qui ont suivi. Ils pourraient fort bien s’effondrer s’ils devaient subir un autre séisme d’une force supérieure à 7 sur l’échelle de Richter. Si cela devait arriver, des quantités de césium allant jusqu’à dix fois celles de Tchernobyl pourraient être relâchées dans les airs. Un tel événement pourrait grandement exacerber la contamination existante de Tokyo et constituer un grave danger pour les athlètes.

8. Le site de Fukushima Daiichi contient plus de 1000 cuves en métal qui ont été construites à la hâte et contiennent des millions de gallons d’eau extrêmement radioactive. De plus, 400 tonnes sont pompées chaque jour dans les réacteurs endommagés. Certaines de ces cuves ont été montées par des ouvriers inexpérimentés et tiennent à grand renfort de boulons rouillés, de joints en caoutchouc, de tuyaux en plastique et de ruban adhésif. En cas de nouveau séisme, une partie de ces cuves se rompraient, rejetant des volumes supplémentaires d’eau fortement contaminée dans le Pacifique juste au nord de Tokyo.

C’est donc pour ces raisons que je recommande fortement que vous exhortiez le Comité International Olympique à mettre en place une équipe d’experts en biomédecine pour une évaluation indépendante ; ceux-ci n’auraient aucun lien financier ou autre avec l’industrie nucléaire ou les organismes de réglementation et mèneraient une enquête diligente partout où cela est nécessaire pour déterminer l’ampleur des effets sanitaires dus aux isotopes radiogéniques, avant que les plans ambitieux envisagés pour les Jeux de Tokyo de 2020 ne soient trop avancés. 

Il est en outre impératif que l’équipe d’évaluation comprenne et fasse des rapports sur le périlleux état actuel des réacteurs et des bâtiments environnants, les problèmes de fuites d’eaux souterraines et les multiples cuves de stockage remplies de millions de gallons d’eau contaminée installées en surface sur le site.

            Avec l’assurance de ma considération

            Helen Caldicott MBBS, FRACP

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