Introduction d’Akio Matsumura
J’ai décidé de consacrer tout mon temps à prolonger la discussion sur l’accident de Fukushima et le processus de décontamination pour la raison suivante : l’énergie nucléaire est capable de changer notre pays et la société pour des dizaines de milliers d’années. Nous avons certes connu des conflits majeurs au cours des derniers siècles, mais même après la seconde guerre mondiale qui fit 60 millions de victimes, nos sociétés se sont avérées résilientes et se sont remises en quelques décennies, malgré certaines altérations permanentes. Mais l’incendie d’une piscine de combustible nucléaire provoquerait une catastrophe sans précédent.
Les travaux de Frank von Hippel, professeur à l’Université de Princeton et co-fondateur du Panel international sur les matériaux fissiles (IPFM)m’ont fait prendre conscience des problèmes liés au retraitement du combustible nucléaire, un autre aspect de la technologie nucléaire. Chris Cote, l’éditeur de ce blog, résume ici la récente étude de Frank von Hippel et Masafumi Takubo et décrit la manière dont cette technologie est la source d’un risque supplémentaire : la création de plutonium, un matériau qui sert à fabriquer les armes nucléaires. Je voudrais remercier Frank von Hippel d’avoir bien voulu relire le résumé que nous publions ici.
Le retraitement nucléaire ne sert à rien :
Un facteur de risque inutile
Chris Cote
L’autre programme nucléaire du Japon
L’eau irradiée de Fukushima Daiichi continue à s’écouler dans le Pacifique, trois réacteurs demeurent si radioactifs qu’on ne peut s’en approcher et un quatrième, rempli de combustible usé, menace de s’effondrer sous son propre poids. En plein chaos, le gouvernement du Premier ministre Shinzo Abe a réussi à détourer l’attention de la décontamination ; dans le même temps, il prévoit d’augmenter la capacité nucléaire du Japon grâce à l’ouverture de l’usine de retraitement de Rokkasho à quelque 400 km au nord de la centrale de Fukushima.
Comme le montrent clairement deux membres du Panel international sur les matériaux fissiles dans un rapport spécial récent de l’Asahi Shimbun, la raison pour laquelle le Japon veut poursuivre le retraitement (malgré l’opinion contraire des États-Unis sur la question), a probablement moins à voir avec un objectif précis qu’avec un enchevêtrement de mesures politiques dont il ne parvient pas à s’extraire. Il est parfaitement irresponsable de poursuivre une politique qui non seulement n’apporte pas de solutions aux problèmes qu’elle est censée résoudre mais produit des matériaux permettant de fabriquer des armes nucléaires, pour la seule raison que le gouvernement n’a pas d’alternative à proposer. Or une alternative acceptable vient d’être présentée.
Dans leur rapport “Ending Plutonium Separation: An alternative approach to managing Japan’s spent nuclear fuel,” [“Mettre fin à la séparation du plutonium : une démarche alternative pour gérer le combustible nucléaire usé du Japon”] Masafumi Takubo et Frank von Hippel montrent comment les compagnies d’électricité, les gouvernements locaux et les agences fédérales concernées se retrouvent piégés dans un ensemble complexe de mesures qui oblige le Japon à préférer le retraitement comme méthode d’élimination du combustible nucléaire usé, quoique celui-ci soit inefficace, coûteux, potentiellement dangereux et qu’il déstabilise le système international de non-prolifération nucléaire. Dans ce rapport, les chercheurs expliquent comment une action centrale forte pourrait amener le Japon à une meilleure solution : l’utilisation de conteneurs d’entreposage à sec refroidis par air pour stocker le combustible usé plutôt que le retraitement, une méthode qui produit pratiquement la même quantité de déchets que celle qu’elle est supposée éliminer initialement.
Comment doit fonctionner la centrale de retraitement de Rokkasho ? Si elle ouvre dans les prochains mois comme prévu – avec seize ans de retard – l’usine prendra le combustible nucléaire usé et en retirera le plutonium produit lors de l’irradiation de l’uranium initial par les neutrons dans les réacteurs nucléaires.
« Le plutonium est un matériau qui sert à faire des armes nucléaires et économiquement parlant, sa séparation n’a aucun sens. Dans le combustible usé, il est pratiquement inaccessible ; par contre, une fois séparé, le plutonium est une cible intéressante pour d’éventuels terroristes. Les 8 tonnes que le Japon prévoit de séparer chaque année seraient suffisantes pour fabriquer mille bombes de type Nagasaki. » extrait de “Ending Plutonium Separation”. Lire le rapport complet (en anglais seulement)
Quels sont les usages du plutonium ? Au cours de son histoire, la technologie du retraitement a été utilisée avec différents objectifs. Le retraitement était utilisé au départ pour séparer le plutonium dont on avait besoin dans les armes nucléaires (en effet le plutonium n’a pas besoin d’être enrichi autant que l’uranium 235, l’ingrédient de base d’un réacteur nucléaire, et d’infimes quantités de plutonium dans une bombe peuvent causer des dommages terribles). Les pays ont fabriqué les armes nucléaires de cette façon après la seconde guerre mondiale et il existe dans le monde de très importants stocks de plutonium séparé, en particulier aux États-Unis et en Russie. Le Japon en possède 44 tonnes, une quantité considérable.
Vers la fin des années 1960, on pensait que les réserves mondiales d’uranium étaient peu importantes ; on a donc cherché une autre forme de combustible nucléaire. On a développé alors les surgénérateurs, ainsi nommés parce qu’ils devaient produire plus de plutonium qu’ils n’en utilisaient. Chercheurs et décideurs étaient convaincus d’avoir trouvé une source d’électricité perpétuelle et bon marché. Mais cette technologie s’est avérée peu fiable et trop chère à utiliser sans un large soutien financier de la part du gouvernement. Plus les coûts augmentaient et plus la technologie est devenue politiquement impopulaire. En 1977, le président Jimmy Carter a annoncé que les États-Unis abandonnaient le retraitement commercial dans le cadre de leurs efforts de non-prolifération (en particulier pour décourager des pays comme la Corée du Sud). Au vu de la débâcle des surgénérateurs commerciaux, les pays ont décidé d’utiliser le plutonium dans un nouveau combustible, le MOX [mélange d’oxyde de plutonium et d’oxyde d’uranium] dans les réacteurs ordinaires, mais l’avantage est minimal pour ce qui est de la quantité de combustible produit.
Aucune justification
Les programmes de retraitement poursuivis depuis la naissance de la technologie n’ont jamais été rentables, mais des politiques nationales exigeant d’utiliser le retraitement pour l’élimination des déchets et jamais remises en cause les ont fait perdurer. Le programme de retraitement japonais semble bien conforme à ce modèle. Le Japon veut apparemment fabriquer plus de plutonium, un matériau qu’il a déjà en abondance et dont il ne sait que faire. Le Japon, comme les d’autres pays, n’a pas de surgénérateur et l’utilisation du MOX a rencontré une très forte résistance dans le public. Le Japon est aujourd’hui le seul État sans armes nucléaires à pratiquer le retraitement mais il a signé le Traité de non-prolifération des armes nucléaires et n’a pas l’intention de fabriquer des armes. Et même s’il avait un usage immédiat pour du plutonium, le Japon en détient déjà 44 tonnes. Tabuko et von Hippel expliquent que cette quantité est suffisante pour fabriquer plus de 5 000 explosifs nucléaires de type Nagasaki.
Pour un programme qui ne sert à rien, le retraitement n’est pas sans entraîner des conséquences, réelles et potentielles, graves pour le Japon.
- Le retraitement est coûteux. Selon Takubo et von Hippel, Rokkasho aura, à la fin de sa vie, coûté au contribuable japonais 8 trillions de yens [environ 60 milliards d’euros] de plus que n’aurait coûté le stockage de combustible usé en puits secs.
- Il permet au gouvernement de remettre à plus tard l’établissement d’un programme de déchets nucléaires efficace (provisoire ou à long terme). Le combustible usé s’entasse d’un bout à l’autre du Japon, à Rokkasho qui avec tous les retards subis, a accumulé 3 000 tonnes de combustible et dans toutes les autres centrales, où la capacité de stockage sera atteinte dans moins de dix ans si le Japon redémarre son programme nucléaire. Même si Rokkasho commence à traiter le combustible usé, il créera de nouveaux flux de déchets, réduisant ainsi à néant son utilité comme outil d’élimination des déchets.
- Le fonctionnement d’une usine de retraitement a des coûts directs pour l’homme et les ressources aquatiques, comme le montrent l’accident qui a provoqué l’irradiation de populations russes près de la centrale de Mayak et l’augmentation de la radioactivité en Mer du nord, causée par les rejets de l’usine française de retraitement de La Hague.
- Le redémarrage de l’usine de retraitement de Rokkasho menace de déstabiliser le système de non-prolifération. Certains pays pourraient voir le lancement de Rokkasho comme un feu vert justifiant la mise en place de leurs propres programmes de retraitement. L’abondance de plutonium qui résulterait d’une vague de retraitement, en particulier dans des pays employant cette technologie pour la première fois, offrirait des cibles tentantes aux terroristes. La Corée du Sud, tout particulièrement, montre le Japon du doigt : il constitue pour elle un précédent ou de toute façon une raison légitime pour commencer à séparer le plutonium, tandis que, tout près, les bruits de bottes (à tête nucléaire) de la Corée du Nord continuent à résonner.
Un risque inutile
L’usage de la technologie nucléaire nous force à accepter et à vivre avec deux risques graves : l’accident qui peut frapper une centrale, avec pour scénario catastrophe l’incendie de piscine de stockage impossible à éteindre, et l’usage d’une arme nucléaire, avec pour scénario catastrophe le déploiement mondial de l’arsenal nucléaire existant.
Le retraitement fait le lien entre les centrales nucléaires et les armes nucléaires. Fukushima nous a montré des dangers pour les centrales nucléaires qui n’avaient jamais été imaginés ni discutés. Le Japon a déjà subi les dégâts infligés par des armes nucléaires. Plutôt que de resté empêtré dans des politiques populaires dans les années 1960, le Japon doit réécrire sa politique énergétique ; il doit abandonner le retraitement et le remplacer par un moyen plus efficace d’éliminer le combustible usé. Par chance, Tabuko et von Hippel viennent de fournir aux décideurs japonais une alternative à Rokkasho. Même si les Japonais ne veulent pas être embarrassés, le gouvernement central doit déclarer que Rokkasho est un échec pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, démêler l’enchevêtrement des mesures politiques qui ont bloqué jusqu’ici toutes les parties et établir un cadre responsable, tant du point de vue politique qu’économique et environnemental, pour entreposer provisoirement en toute sécurité le combustible usé japonais, tandis que le Japon, comme tous les autres pays disposant de centrales nucléaires, commence à chercher une solution à long terme.
la follie Rokkasho http://t.co/30N0eyj8Cw
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