Akio Matsumura
Le Président Trump a annoncé cette semaine le départ de Syrie des soldats américains, malgré les messages d’opposition de certains de ses conseillers comme John Bolton et Brett McGurk. Cette décision a eu entre autres pour effet de replacer la tragédie syrienne au centre de l’actualité américaine et de nous la remettre à l’esprit.
Quand je vois les informations, je pense aux enfants, à la terreur et aux peurs auxquelles ils ont été confrontés et qu’ils gardent en eux-mêmes. Je pense aux morts, à ce demi-million de personnes qui ont perdu la vie dans cette guerre. Je pense aux six millions de réfugiés qui essaient de se refaire une nouvelle vie et à tous ces millions de gens déplacés à l’intérieur du pays et qui ne peuvent ou ne veulent pas traverser la frontière. Au-delà des frontières, la région est pleine de gens qui souffrent, que ce soit à cause de la guerre civile en Iraq, du combat des Kurdes pour leur autonomie ou de la lutte incessante pour le contrôle politique et la sécurité en Israël et en Palestine. Je me souviendrai toujours des efforts déployés par le Premier ministre Rabin, avant son assassinat, pour organiser une nouvelle conférence du Global Forum avec le président palestinien Arafat.
La crise syrienne n’était pas inévitable. Ce sont des hommes, des chefs politiques et religieux, syriens ou étrangers, à la recherche de profit ou de gloire, qui ont entraîné la Syrie dans cette crise. Mais plutôt que de blâmer les coupables, ce que je voudrais souligner, c’est que ce sont des personnes, et non les institutions, qui ont provoqué le changement. Les institutions mettent en œuvre, les personnes décident.
Mais les personnes sont également le meilleur moyen d’opérer des changements pour le mieux. Que se serait-il passé si des contre-forces avaient été présentes en Syrie avant que ne se déclenche la guerre civile ?
Je songe ici tout particulièrement à la sagesse du Grand Mufti de Surie, le Cheikh Kuftaro, qui occupa le poste prestigieux de chef religieux de son pays de 1964 à sa mort en 2004. Il est impossible de le savoir, mais je suis convaincu que sa sagesse aurait pu prévenir la crise syrienne.
J’ai eu à un certain moment à discuter avec le Grand Mufti de questions politiquement sensibles. A cette époque, quand j’appelais dans des pays communistes ou en Syrie, je partais du principe que nos conversations téléphoniques étaient sur écoute. Je choisissais toujours très prudemment mes mots pour ne pas causer de problèmes à mes amis.
Pendant deux jours j’ai réfléchi à la meilleure façon de communiquer mon agenda caché au Grand Mufti. Je craignais, si je lui disais que je voulais lui rendre visite, d’être confronté à la bureaucratie de ministère des affaires étrangères plutôt qu’au bureau des affaires religieuses, bien plus facile d’accès. Nous serions rapidement aux prises avec les tracas des visas, de mon affiliation aux Nations unies et autres problèmes de protocole.
Alors j’ai décidé de dire : « Grand Mufti, j’aimerais vous rencontrer. » J’ai eu la surprise d’entendre le Grand Mufti me répondre : « Merci beaucoup, Akio, d’avoir accepté mon invitation à participer à ma conférence internationale. » Bien sûr aucune conférence internationale n’était prévue ! Le Grand Mufti avait immédiatement jugé la situation et savait comment gérer mon agenda caché. J’étais vraiment impressionné par sa sagesse, sa capacité à se tirer des situations difficiles et à voir plus loin que les limites des bureaucraties et des politiques au jour le jour, pour embrasser des idéaux. Il était toujours capable d’avoir une vision globale des situations.
Si le Grand Mufti Kuftaro avait rencontré le Président Assad au début du conflit, sans que le public ou les médias s’en mêlent, je pense que sa sagesse aurait pu influencer le président Assad avant que la situation ne devienne ingérable. J’en suis intimement convaincu.
Hélas, voici où nous en sommes, après plus de sept ans de guerre civile. Les violences se poursuivent, sans aucune solution politique en vue. Les dirigeants américains, plutôt que de faire preuve de courage, ont cédé pour sauver la face ou obtenir un accord sur un autre sujet. Les réfugiés et les migrants vont continuer à être maltraités, tandis que leur présence exacerbe les divisions sociétales en Europe et au Royaume-Uni. J’ai beaucoup de mal à voir la situation de manière plus positive. Depuis bien des années, nos dirigeants sont incapables de prendre la mesure des conséquences de la situation et les choses n’ont fait qu’empirer.
En tant que société, nous avons perdu confiance en nos institutions, mais nous devons encore croire à l’influence des personnes. Les médias sociaux avec leurs commentaires à chaud et leurs paroles vides font qu’il est difficile de trouver une opinion fiable, mais il faut laisser de la place pour le courage. Ce seront des personnes, et non pas des institutions, qui pourront négocier une solution en Syrie et des personnes encore qui nous guideront dans la nouvelle société européenne.
Le Cheikh Kuftaro me manque. Et il manque aussi, j’en suis sûr, à la Syrie.